Aviation américaine des années 50/60

Aviation américaine des années 50/60

Frayeur sur Crusader

J'étais en train de traiter de la paperasse que je ne pouvais vraiment plus repousser, lorsque quelqu'un entra dans dans l'austère bureau de la Branche Portes-Avions de la Division des Essais en Vol. Le Lieutenant Commander Jake Ward souriait, comme à son habitude. La question qu'il me posa de sa voix trainante, par cette morne journée, aurait pu faire entrer mon nom dans le livre des records aéronautiques. Même si cela aurait été dans une catégorie inexistante.

 

"Voulez-vous voler?" demanda-t-il. L'expression qu'il lut sur mon visage lui servit de réponse.

 

Jake gérait plusieurs des projets les plus intéressants de la Branche Porte-Avions. Malgré son appellation, la Branche Porte-Avions s'occupait de tous les essais de qualités et performances en vol des avions à voilure fixe utilisés sur porte-avion. Un autre service de la Division des Essais en Vol traitait des tests de catapultes et de systèmes d'arrêts. Aujourd'hui, Jake désirait terminer une série de tests sur la stabilité en vol de la version reconnaissance photo du Crusader, le F-8U-1P. La version chasseur, le F-8U-1, était déjà en service dans la Flotte. Il avait déjà été déterminé que la stabilité directionnelle du chasseur se dégradait à compter de Mach 1,5 (une fois et demi la vitesse du son). Et qu'elle se dégradait encore plus radicalement, à ces vitesses, si l'angle d'attaque de l'avion augmentait un tant soit peu. Comme cela ce passe lors d'évolutions aériennes.

 

Bien que la stabilité ait été augmentée en lacet et en tangage, à l'aide d'un système de contrôle automatique, le design lui-même de l'avion générait encore un certain degré d'instabilité. Cela devait être démontré. Les ingénieurs de chez Vought, à Dallas, avaient déjà des plans pour l'améliorer, en ajoutant des ailerons sous le ventre de l'avion. Cette modification était en cours sur la version chasseur. Mais la version reconnaissance possédait une caractéristique qui agravait l'instabilité directionnelle.

 

La modification de l'avion de chasse en avion de reconnaissance avait nécessité le remplacement des quatre canons de vingt millimètres dans la section avant du fuselage, par une baie remplie de caméras et d'équipements photographiques. Cela signifiait un changement radical du profil de la section avant, par des flancs plats, comprenant les fenêtres de prises de vue des caméras.

 

Les tests en soufflerie avaient montré que l'instabilité directionnelle du dessin d'origine était, de ce fait, aggravée. Comme écrit plus haut, la solution ultime était l'ajout d'ailerons ventraux fixes, orientés vers le bas et l'extérieur, à l'arrière du fuselage, comme deux ailerons sur une flèche. Mais cette transformation prendrait du temps, et les capacités opérationnelles fournies par le F-8U-1P étaient attendues d'urgence par la Flotte. Le projet de Jake incluait l'examen de la stabilité du F-8U-1P en vol supersonique.

 

Une partie de ce projet consistait à tester la stabilité de l'avion dans l'onde de choc supersonique provoquée par un autre avion en formation. Le vol d'aujourd'hui était le vol final de cette partie des essais. La collection de données qualitatives devait être effectuée pendant une accélération jusqu'un mach de 1,7!

 

Notre formation de deux F8-U-1P flambants neufs décolla à 10h30 par une journée radieuse de Mai 1959. La montée vers l'altitude de tests de quarante mille pieds fut normale. A cette époque, les vols supersoniques au-dessus des terres étaient autorisés, principalement parce qu'on connaissait peu de choses des effets du bang sonique.

 

Un corridor supersonique avait été établi sur un axe à partir de la balise TACAN de Patuxent River. Nous avions prévu de mener notre essai en dehors de ces limites, en nous dirigeant au Sud-Est de la Baie de Chesapeake, la traversant au Nord de Norfolk, et de là, dans la zone d'essais navals de l'Ocean Atlantique. Notre formation continuait de monter sur un circuit passant par le travers de la balise TACAN, et arriva à son altitude de test. Nous allumâmes notre post-combustion sur ordre de Jake et notre vol devint supersonique à environ vingt miles après la Baie de Chesapeake.

 

La première chose que je notais était que l'onde de choc supersonique provoquée par l'appareil de Jake émanait d'un cone situé sur le nez de son avion. L'angle du cone variait avec le nombre de mach. Plus le mach était élevé, plus le cone était étroit. Mais, sans tenir compte du nombre de mach, l'onde de choc avait un effet prononcé sur l'avion volant en formation rapprochée. Elle poussait litérallement mon avion dans celui de Jake. Si je n'avais pas corrigé, l'onde de choc aurait entrainé la collision des deux avions. A mach 1.6, je devais maintenir un écart de dix degrés en direction pour ne pas heurter l'appareil de Jake.

 

 Plus le mach était élevé, plus l'angle de correction (aux ailerons et au palonnier) devait être important, afin de conserver une distance de dix à cent pieds (environ de trois à trente mètres). Ce n'était pas trop le moment d'examiner à partir de quelle distance se produisait cet effet. Un second phénomène se fit sentir: la différence de puissance entre l'avion qui créait l'onde et celui qui le suivait. Je dus réduire la puissance pour éviter de dépasser Jake. Plus le mach était élevé, moins j'avais besoin de puissance pour rester avec lui. A mach 1.65, la manette des gaz était en position arrière de la modulation de la PC (Post-Combustion). Pour réduire encore plus, j'aurais à stopper la PC, mais cela conduirait à arrêter les essais.

 

C'était la même chose que pendant une course de voitures, où les pilotes se suivent de près pour bénéficier de l'effet "d'aspiration" de la voiture de devant et la dépasser en profitant de l'accélération ainsi fournie.

 

Quand j'informai Jake de ma situation, il répondit:

"Okay, reculez un peu, remettez plein gaz et essayez de voler à travers mon onde de choc."

 

En réponse, je reculai mon Crusader d'une cinquantaine de pieds (environ quinze mètres), puis remis pleine PC. Mon appareil fit un bond en avant, et en heurtant l'onde de choc de Jake, il dérapa si violemment à droite que mon casque fut projeté à gauche contre la verrière. Le système de correction de stabilité essaya de corriger and provoqua un dérapage à gauche aussi violent, qui renvoya mon casque contre la verrière à droite. Les dérapages à gauche et à droite augmentèrent en intensité et devinrent rapidement divergents. Terrorisé, je coupai la PC et me retrouvai deux cent pieds derrière Jake. Les mouvements de lacet stoppèrent et je réengageai immédiatement la PC pour me retrouver en position. Tout recommença moins de quatre à cinq secondes après avoir rencontré l'onde de choc... Et m'effraya encore plus.

 

Le taux des mouvements de lacet était de trois par seconde. Je sus instinctivement que mon appareil avait atteint les limites de la stabilité directionnelle. Si les dérapages devaient continuer, il n'y avait aucun doute dans mon esprit que le système de correction automatique sur-corrigerait et que l'avion demanderait grâce.  A plus de mille noeuds (environ 1600 km/h), il n'y aurait plus rien que des petits bouts de métal et de moi dans quelques micro-secondes.

 

Jake avait du se rendre compte de ce qui se passait, car je notais ses épaules secouées comme s'il était en train de rigoler. A ce moment, je ne pensais pas que c'était si drôle!

 

Comme je reculai en formation rapprochée, Jake annonça que nous étions "bingo" fuel (limite de carburant pour rejoindre le terrain), le test était terminé et nous rentrions à la base. Il m'informa qu'il coupait la PC et fit un virage serré en s'éloignant en direction de Patuxent. Comme je commençai à le suivre, je regardai mes instruments et notai 625 noeuds indiqués (plus de 1000 km/h).

 

"Jésus", me dis-je à moi-même, "je me demande si je pourrais le faire". 

 

Sans hésiter, je tirai sur le manche pour effectuer ce que j'espérais être un demi-huit cubain réussi. Jake avait le ventre de son avion dans ma direction et ne pouvait pas voir ce que je faisais. Un demi-huit cubain est une moitié de boucle, puis un demi-tonneau en redescendant de demi-boucle. Si j'avais été un peu plus expérimenté, ou avec un instinct de conservation plus développé, j'aurai conclu que c'était une folie de faire cela... Et stoppé ma tentative. Mais, avec l'enthousiasme de la jeunesse, je décidai malgré tout de le faire. Je pensai que Jake n'en saurait de toutes façons rien du tout.

 

En quelques secondes, Jake se trouvait à dix mille pieds en dessous (environ trois mille mètres) et j'avais commencé ma manoeuvre, pour le meilleur ou le pire. La manuel de pilotage du F-8 stipule que les manoeuvres "au-dessus de la tête" ne doivent pas être commencées au-dessus de dix mille pieds, simplement parce que le gain d'altitude est important; et que l'énergie nécessaire pour le faire est d'autant plus réduite que l'altitude de départ est importante. Retrospectivement, je doute que personne n'ait jamais tenté ne serait-ce qu'une simple boucle au-dessus de trente mille pieds (environ dix mille mètres) dans un F-8. A cette altitude, l'air est si fin que l'arc vertical décrit par l'avion l'emmènerait à des hauteurs bien au-delà de ce qui est prudent pour des manoeuvres verticales.

 

Il y a une autre raison pour laquelle la figure que je venais de commencer est inenvisageable. Les règles de vol interdisent formellement tout vol au-dessus de cinquante mille pieds (environ quinze mille mètres) sans une combinaison pressurisée (un peu comme celle que portent les astronautes). La raison pour cela, nous expliquent les physiologistes de l'air, est qu'en cas de perte de pressurisation du cockpit, le sang se met à "bouillir" pour se transformer en gaz à la pression ambiante. Cela provoque, avertisent-ils, une mort instantanée et très douloureuse.

 

La pressurisation de la cabine peut être perdue pour différentes raisons. La perte de la verrière, la défaillance d'un composant du système de pressurisation ou l'extinction du moteur pourraient causer une dépressurisation. Plusieurs d'entre nous qui avons travaillé à haute altitude avons noté que les réacteurs chauffent. Souvent, lors de manoeuvres entrainant une trajectoire balistique à ces altitudes extrêmes, il est nécessaire de mettre la manette des gaz sur la détente IDLE (ralenti), voire de couper le moteur, afin d'éviter de l'endommager par de trop grandes températures. C'est pourquoi une combinaison pressurisée est nécessaire. Elle protège de ce mal. Mais Jake et moi portions nos combinaisons de vol en coton ce jour-là et n'avions pas une telle protection. Mais, malgré tout ce qui est écrit au-dessus, 625 noeuds indiqués représentaient une sacrée marge de réserve de vitesse. Après tout, qui le saurait?, me demandai-je. Peut-être que je peux le faire. Quelle belle histoire à raconter ensuite!

 

Le début de la manoeuvre fut réellement spectaculaire. L'aiguille de l'altimètre tournait comme une folle lorsque je tirai quatre "G" en grimpant. Mon Crusader dépassa cinquante mille pieds comme une fusée. Au moment où l'avion prit un angle de cinquante degrés de montée, il décellera en dessous de la vitesse du son et le nez monta doucement comme je sortais les volets de bord d'attaque en position CRUISE (croisière). Au même moment, je jetai un oeil sur l'indicateur de vitesse et sus immédiatement que j'étais en mauvaise posture... Très mauvaise posture! Maintenant, il était trop tard pour tout arrêter. Le gyro indiquait un angle de soixante quinze degrés de montée, nez haut. Le ciel devenait bleu foncé et le manche était tiré à fond. Je n'avais plus de marge de mouvement sur le manche vers le haut, plus de vitesse, ni d'idée, et le tout au même instant.

 

En même temps, l'aiguille de l'indicateur de température de la turbine montait inéxorablement vers la limite rouge des mille degrés. Pour ralentir sa montée, je commençai à tirer la manette des gaz doucement vers la  position IDLE (ralenti). Juste comme l'altimètre m'indiquait que je venais de passer soixante mille pieds (environ dix huit mille mètres), je notai que ma vitesse n'était plus que de cent noeuds et que je ralentissais fort. Le nez de mon Crusader était à environ vingt degrés après la verticale quand la vitesse tomba à zéro! L'aiguille de l'altimètre stoppa à 67 280 pieds (environ ving et un mille mètres), et renversa son mouvement, commençant à aller dans l'autre sens. Je mettai les commandes de vol au neutre. Je savais qu'il fallait faire cela pour éviter une vrille. Le bruit que j'entendis juste après était celui que je redoutais... Décrochage du compresseur. BANG, BANG, BANG cria le moteur. A chaque nouvelle explosion, l'aiguille de température montait doucement vers la marque des mille degrés. Elle l'atteignait presque maintenant. Pire que le bruit, la pressurisation de la cabine tombait et je sentais mes oreilles se boucher.

 

Quand il n'y a plus assez de flux d'air dans les pales de la turbine du réacteur, elles décrochent comme les ailes d'un avion. Le décrochage aérodynamique des pales provoque des ondes de choc se répercutant dans le moteur. Chaque onde de pression est accompagnée par un bruit d'explosion. La première fois qu'un pilote de Crusader entend le décrochage du compresseur, il frôle la crise cardiaque;

 

Il y a un petit altimètre cabine sur la console de droite du F-8. Il indique la pression dans la cabine en terme d'altitude. Une pressurisation normale sur F-8 donne une pression cabine d'environ quinze mille pieds (environ quatre mille cinq cent mètres) lorsque l'avion vole à, disons, quarante mille pieds. Mon altimètre cabine indiquait trente huit mille pieds la dernière fois que je l'avais regardé... Et cela montait à chaque explosion causée par le décrochage du compresseur, puisque c'est lui qui fournissait l'air pour la pressurisation du cockpit. Le moteur envoyait dans la cabine de l'air qui me maintenait en vie. Je savais que je ne devrais pas couper le moteur, quelle que soit la température indiquée par le cadran... Pas sans une combinaison pressurisée. Je signerais sinon mon propre arrêt de mort. Si la pression cabine atteignait une équivalence d'altitude de cinquante mille pieds, il y aurait un moment, sans doute très bref, d'extrême douleur quand mon cerveau se transformerait en gélatine et que mon corps exploserait.

 

L'aiguille de l'altimètre de l'avion tournait rapidement à l'envers et mon Crusader tombait en arrière, sur le dos à travers le ciel sombre. Petit à petit, le nez retombait. Dieu merci, pensai-je. L'avion ne volait pas, il tombait comme une pierre. Cependant, je savais que tant que je ne toucherais pas aux commandes de vol, l'appareil n'entrerait pas en vrille... Probablement!

 

A mon grand soulagement, je vis l'aiguille de mon indicateur de vitesse commencer à bouger et à remonter au-dessus de zéro. J'étais tombé à cinquante cinq mille pieds. La voix de Jake se fit entendre. Je l'avais complètement oublié.

 

"Deux, je ne vous vois pas. Où êtes-vous? A vous.". J'étais tenté de lui dire au-dessus mais préférai ne pas le faire.

 

"Je vous rejoins dans vos six heures, terminé," fut tout ce que je pensai à lui dire pendant que mon Crusader, maintenant à plat sur le dos, passait les cinquante mille pieds, ses décrochages compresseur cognant dans mes oreilles.

 

Je commençais à avoir moins peur, maintenant que le nez de mon appareil tombait doucement sous l'horizon et que la vitesse repassait au-dessus de 150 neuds. Finalement, j'avais survécu à une très stupide erreur et espérais que personne n'en saurait rien. J'étais cependant presque certain que j'avais abimé mon moteur, et à cause de cela, j'étais désolé et très embarrassé. Jake ne voudra plus jamais me faire voler avec lui, pensai-je. Le Crusader pointait maintenant droit vers le sol, et la vitesse repassa 250 noeuds avant que je ne tire sur le manche.

 

Je rejoignai l'avion de Jake au-dessus de Norfolk et que nous passions les trente cins mille pieds. Comme je glissais en formation de parade sur son aile droite, je pensai détecter un regard interrogateur quand il jeta un oeil vers moi. Puis, il secoua simplement la tête.

 

Je fus extrêmement doux avec la commande des gaz pendant toute la descente sur Patuxent River. N'ayant aucune idée des dommages que ma stupidité avait pu causer à mon moteur, je préférais ne pas le brusquer. Après l'atterrissage, je pris à part le sous-officier chef de la maintenance et me confiai à lui. Je lui dis que j'avais peut-être dépassé les limites d'utilisation du réacteur, qui fut descendu pour une inspection poussée. C'était un Vendredi matin. Le chef vit mon embarras et me promit que s'il n'y avait rien après son inspection, tout serait terminé. Le lendemain, il me téléphona à la maison pour me dire que le moteur était OK. Dieu merci! Ce bon vieux Pratt & Whitney J-57 avait tenu le choc. Quel sacré rude moteur! L'après-midi, je terminais mon compte-rendu de vol et le rendis à Jake le Lundi matin, pour être inclu dans les résultats des tests du projet.

 

Mon compte rendu ne disait pas que mes calculs avaient établi que j'avais battu deux sortes de record, par rapport à mon altitude, corrigée des erreurs d'instrument et de position.

 

Le premier était un record absolu d'altitude à 67 297 pieds en combinaison de vol en coton. Le second pourrait figurer dans le livre Guinness pour la plus stupide manoeuvre jamais tentée sur Crusader. Heureusement, ces deux catégories de record n'existent dans aucun livre. Je n'en ai jamais parlé à Jake, mais je suis certain qu'il sut. Je n'en avais jamais parlé à quiconque jusqu'à aujourd'hui!

 

(Librement traduit du récit de Paul T. Gillcrist, "Crusader! Last of the Gunfighters" (ed. Schiffer) )

 


 


 



30/10/2011
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